Contexte : le régime Assad
Le 8 décembre 2024 marque la chute du régime Assad installé en Syrie depuis 1971. Le régime de la famille Assad était criminel, et ses violations du droit international sont nombreuses et avérées, comme en témoigne le rapport “César” relatif à la torture et à l’exécution de masse de détenus par le régime syrien (2014)[1]. Par exemple, la répression des soulèvements des années 1980-1982 fait jusqu’à 30 000 morts. En mars 2011, le Printemps Arabe touche la Syrie. Bachar Al-Assad s’accroche au pouvoir et la révolution populaire débouche sur une guerre civile, qui se termine à la fin 2024 avec la chute du régime et l’accession au pouvoir de Ahmed al-Charaa[2]. Pendant la guerre, la répression a été féroce, mais la documentation de cette dernière, massive, a transformé la captation de l’information, son archivage et sa diffusion en un acte militant et citoyen.
Portraits de Bachar al-Assad. Crédits : james_gordon_losangeles, licence : CC_BY_NC_2.0
La bataille mémorielle : Displaced Archives et contre-archives
Sur le front syrien, les archives ont été mobilisées à la fois par le pouvoir, ses opposants, et la communauté des syriens exilés afin de construire un nouveau récit. En particulier, les opposants au régime ont pu cultiver une pratique de l’archivistique novatrice, entre archives militantes et archives judiciaires, mobilisée dans une compétition rude des mémoires.
La révolution syrienne a porté deux grandes revendications concernant les archives. La première est celle d’une ouverture des documents d’activité de l’État syrien, et la seconde est celle de la création de fonds d’archives sur les soulèvements et les exactions. Cette dernière s’inscrit dans une perspective archivistique que James Lowry, professeur d’archivistique à l’université de la ville de New York, nomme comme étant celle des displaced archives ou archives déplacées. Ces archives n’ont pas été déplacées dans une entreprise malveillante mais dans le but de produire des contre-archives s’opposant au récit du régime. Ce courant des displaced archives concerne aussi bien des documents exfiltrés du pays que des archives produites par des communautés exilées : son champ d’action est celui d’une mosaïque éparse de groupes très hétéroclites. C’est un courant qui emprunte à l’archivistique spécifique des réseaux militants, mais aussi à celle des associations de défense des droits ainsi qu’au champ de la justice internationale dont elle mobilise les outils et méthodes.
Adélie Chevée et Léo Fourn ont recensé les initiatives d’archivage relatives au conflit syrien en distinguant trois types de fonds documentaires, déterminant leur traitement. Tout d’abord, les archives patrimoniales qui sont constituées dans un but de préservation du patrimoine : ces initiatives sont le fruit de conservateurs occidentaux et syriens. On peut citer l’action apolitique de Syrian Heritage Archive qui a pour but de numériser et d’intégrer dans une base de données des documents anciens situés dans les zones de guerre. Ensuite, les archives révolutionnaires constituent des preuves culturelles, artistiques et médiatiques du soulèvement, souvent censurées. Adélie Chevée et Léo Fourn citent par exemple Syrian Prints Archive qui cherche à collecter et conserver une collection des différents journaux ayant fleuri de 2011 à 2024. Parallèlement, le réseau d’archives militantes Creative Memory entend capter les formes d’expression culturelle produites pendant la guerre, qu’il publie en open data. Enfin, les archives dites probatoires ont pour but d’essayer de documenter les violations des droits humains, permettant par exemple de retrouver les disparus ou prouver leur assassinat par le régime. On peut citer le Centre de documentation des violations en Syrie (CDV) qui recense les atteintes aux droits humains en collectant des documents iconographiques et audiovisuels ou la Commission for International Justice and Accountability (CIJA) et le Syrian Network for Human Rights. Dans cette catégorie, les fonds s’inscrivent aussi dans un activisme judiciaire[3]. Les documents illustrent un système carcéral où la torture était l’outil d’enquête privilégié, et où une simple publication sur les réseaux sociaux pouvait mener à une mort brutale[4].
Dans un article publié sur le site Al-Jumhuriya créé par un groupe d’intellectuels syriens exilés, l’historien Uğur Ümit Üngör appelait en 2019 à formuler un programme de recherche pour étudier la guerre en Syrie et éviter les pièges des « guerres narratives » en posant des questions concrètes : combien sont morts ? Comment et pourquoi la guerre a commencé ? Qui s’est compromis avec Daesh ? Quel a été le rôle des puissances étrangères dans cette guerre ? Comment a fonctionné le système carcéral ? Comment les archives récoltées par ces différentes initiatives peuvent-elles construire une nouvelle Syrie ?[5] Sur ce dernier point, Marwa Daoudy et Nourredine Jebnoun de l’université de Goergetown considèrent que les exemples des archives irakiennes et libyennes servent d’avertissement, la capture des premières par les États-Unis ayant servi à orienter un récit justifiant l’intervention militaire, les secondes ayant été largement pillées. Les archives syriennes parviendront-elles à servir un État, transparent et citoyen ou seront-elles utilisées pour régler les comptes de la guerre civile par la répression ?[6]
Une ONG présentée dans la presse anglo-saxonne : la CIJA
Une des organisations les plus actives dans la conservation de preuves de violation des droits humains est la CIJA déjà évoquée. Les documents qu’elle a collectés et exfiltrés prouvent l’implication volontaire des fonctionnaires du régime et de Bachar Al-Assad, qui ordonnait personnellement des exactions. Dans un article publié par le Sunday Times, son fondateur William Wiley fait état d’une collecte de plus de 1,3 million de documents du régime baasiste et décrit l’administration syrienne comme « la répression la mieux documentée de l’Histoire ». Il compare la bureaucratie criminelle mise en place à celle du régime nazi [7]. L’approche archivistique adoptée est celle d’un plan pour collecter en urgence des archives en danger de destruction du fait de leur valeur probatoire. Le CIJA mène une campagne sur le terrain par le biais d’une dizaine de personnes chargées de la collecte et de leur numérisation. Cette action suffira-t-elle ? William Wiley est conscient que la CIJA n’a réussi qu’à préserver qu’une « goutte d’eau dans l’océan », et elle a pu constater des destructions. En ce sens, la complémentarité des displaced archives syriennes est pertinente. Pour traduire les responsables du régime en justice, la multiplicité des actions et des organisations est une force.
Raphaël Lossier et Pierre Scheips, étudiants en master 2 Archives à l’université d’Angers, 16 février 2025
[1] Rapport “César” relatif à la torture et à l’exécution de masse de détenus par le régime syrien, 2014
[2] AZHARI, Timour, “Syria’s Sharaa declared president for transition, consolidating his power”, Reuters, 2025
[3] CHEVÉE, Adélie, FOURN, Léo, « Des archives syriennes déplacées. La production de récits alternatifs par une pratique professionnelle transnationale », Critique internationale, n° 102, 2024, p.69-92. DOI : 10.3917/crii.102.0069. URL : https://shs.cairn.info/revue-critique-internationale-2024-1-page-69?lang=fr.
[4] CALLAGAN, Louise, « Secret Assad files show Stasi of Syria put children on trial”, The Sunday Times, 2024
[5] ÜNGÖR, Ugur Ümit, « Narrative War is coming », Al-Jumhuriya, 07/06/2019 (en ligne), disponible sur : https://aljumhuriya.net/en/2019/06/07/narrative-war-coming/
[6] DAOUDY, Marwa, JEBNOUN, Noureddine, « A Blind Spot in Post-Assad Syria : The Fate of State Archival Records », Arab Center Washington DC, 2025 (en ligne), disponible sur : https://arabcenterdc.org/resource/a-blind-spot-in-post-assad-syria-the-fate-of-state-archival-records/
[7] LAMB, Christina, « Bigger than Nuremberg : the secret files that could jail Assad », The Sunday Times, 2024
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Alma (29 juillet 2025). Les archives du régime de Bachar al-Assad, une nouvelle archivistique pour les droits humains? ALMA. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14g1q
